Marre du bilan social
Dans mon monde idéal il n’y aurait plus de bilan social. Il y aurait moins de prescriptions réglementaires sociales aussi. En revanche, il y aurait plus de statistique décisionnelle, d’analytique RH, car les ressources du pilotage seraient utilisées à ces fins utiles.
Le problème n’est pas le pilotage en lui-même. Ce dernier est naturellement justifié, et nécessaire. Oui, il est justifié et nécessaire de partager des données sociales chiffrées aux différentes parties prenantes des organisations publiques et privées. Il est important d’objectiver la situation comparée des femmes et des hommes, par exemple.
Le problème est la proportion que cette activité de pilotage a prise, à mesure que les lois sociales se sont multipliées en France. Non seulement il y a trop de demandes chiffrées sur la table des DRH mais elles sont pour la plupart trop denses.
Je me souviens de cette chargée d’étude dans une grande collectivité qui consacrait l’intégralité de son temps, chaque année, à produire le bilan social. Tout ceci pour un document de plus de cent pages, décourageant de ce simple fait, la bonne volonté de la plupart des lecteurs potentiels.
Je me souviens également de ces offres d’emploi pour des « gestionnaires absentéisme » dont le périmètre est exclusivement administratif, sans aucune prérogative sur la prévention, pourtant logiquement prioritaire.
Les risques de cette congestion du pilotage social sont multiples et non négligeables.
Le plus évident, et le plus coûteux, est de monopoliser les ressources dans des activités qui devraient être peu prioritaires au regard des enjeux stratégiques de prévention. Rappelons que le pilotage revient à dénombrer (le nombre de jours d’absence, le nombre de départs) et non à analyser (les causes des absences et des départs).
Le second risque est le renoncement inconscient. A force de se consacrer quasi exclusivement au pilotage, beaucoup de gestionnaires finissent par penser qu’il n’y a pas d’autre utilité à la statistique. J’ai rencontré de nombreux chargés d’étude RH convaincus de produire de la statistique explicative alors que les indicateurs produits n’avaient, au mieux, qu’une portée descriptive.
Le troisième risque, conséquence des deux premiers, est le plus problématique. Puisqu’il a fallu beaucoup de temps pour produire ces indicateurs de pilotage, il est tentant de vouloir les utiliser pour analyser les problématiques sociales.
Mais la plupart de ces indicateurs de pilotage n’ont pour seul intérêt que celui de savoir « où on en est ». Ils permettent de faire un état des lieux, de suivre une évolution éventuellement et bien sûr de communiquer. L’analyse des causes nécessite d’autres outils et confondre ces deux usages est revient à prendre le risque de se tromper.
Le bilan social par exemple peut indiquer que le taux d’absentéisme des séniors est deux fois supérieur à celui des juniors. « Le taux d’absentéisme des séniors est le double de celui des juniors » serait dans ce cas précis un fait statistique. En déduire que les séniors sont plus absents que les juniors serait cependant une erreur de raisonnement. Car la variable de l’âge est généralement un déterminant médiocre de l’absentéisme. Si le taux d’absentéisme des séniors est supérieur à celui des juniors ce n’est bien souvent pas tant en raison de l’âge que de l’ancienneté dans des postes pénibles, ce qu’il faudrait et serait d’ailleurs possible de démontrer avec l’analytique RH.
Après avoir sué pour produire des indicateurs de pilotage, dont nous avons vu qu’ils sont nombreux, le gestionnaire peut être tenté de les utiliser pour de l’analyse selon le principe « parce qu’ils sont là, autant les utiliser ».
C’est une erreur, à chaque indicateur son usage et en la matière le description et l’explication des phénomènes sont deux choses très différentes et à ne pas confondre.