Injustice et absentéisme
Au fil d’interventions, j’ai pris conscience d’un puissant levier d’absentéisme, c’est à dire une situation qui peut déclencher rapidement des épisodes d’absence.
C’est d’injustice dont il s’agit, ou pour être tout à fait précis, d’injustice perçue.
Une organisation du travail déficiente, des conflits relationnels, ou des conditions de travail dégradées peuvent bien sûr conduire à de l’absentéisme à moyen ou à long terme.
L’effet de l’injustice est, lui, le plus souvent rapide et brutal.
Par exemple, il est fréquent d’entendre qu’un collaborateur considérant comme injuste de se voir refuser ses congés par son manager se trouvera en arrêt maladie pendant les dates concernées. Certains le disent même ouvertement « puisqu’il refuse mes congés, alors qu’il les a accordés à untel, je vais prendre de la maladie ». Vous avez peut-être déjà entendu une phrase de ce type, non ?
Que faire alors ?
Chaque gestionnaire dispose, il me semble, de deux leviers.
Si nous acceptons le principe de ce lien entre injustice et absence, l’effort doit porter sur la recherche et bien sûr l’atténuation de tout ce qui peut concourir à un sentiment d’injustice. C’est le premier levier.
Ce n’est pas un exercice trivial cependant car le sentiment évoqué dans la phrase précédente quand je parle de sentiment d’injustice, ce sentiment donc évoque que la perception de chacun teinte ce qui est injuste de ce qui ne l’est pas. Dans la vraie vie il y a rarement d’unanimité, certains trouverons telle décision juste, d’autre non. C’est pour cette raison que j’ai parlé d’injustice perçue.
Néanmoins certaines situations professionnelles vont conduire à un sentiment d’injustice perçu par une majorité de collaborateurs. Ce sont ces situations qu’il faut repérer.
La question pour chaque gestionnaire est donc « qu’est-ce qui peut, dans mon organisation, générer de l’injustice ? ». « Qu’est-ce qui peut générer de l’injustice ? »
D’expérience on pourra s’intéresser au système de rémunération, aux primes notamment, pourquoi certains en disposent et d’autres pas. On regardera également la gestion des plannings de travail et de congés, comme évoqué dans le court exemple au début de cette vidéo. On sera également vigilants aux avantages divers et variés accordés aux uns et non aux autres.
Cette liste étant forcément non exhaustive, le meilleur réflexe est vraiment de réfléchir à ce qui peut générer de l’injustice chez vous, au sein de votre organisation.
Le second levier se place au niveau managérial et consiste à faire en sorte que les situations d’injustice potentielles soient mieux comprises et mieux tolérées par les collaborateurs.
Cette question de la justice organisationnelle a été traitée dans plusieurs vidéos et guides sur ce portail, vous pourrez vous y référer.
Retenez le principe étonnant que lors d’une prise de décision, ce n’est pas la décision elle-même qui influe le plus sur l’acceptation ou le rejet des personnes concernées, mais la manière dont cette décision est prise et communiquée.
Le syndrome du cartable neuf
Flash-back. Avant d’affronter les défis d’une nouvelle rentrée et d’une nouvelle classe, il était fréquent dans notre enfance de se mettre en quête d’un beau cartable tout neuf.
Ce réflexe, probablement inconscient, semble se renouveler dans le monde professionnel quand par exemple les gestionnaires RH vont chercher à s’équiper d’outils logiciels de dernière mode avant d’affronter un nouveau défi, dans le cas qui nous intéresse aujourd’hui, le défi de l’analytique RH.
Bien sûr, on ne peut pas reprocher aux vendeurs de logiciels d’effectuer leur travail de conviction. Mais il n’est pas nécessaire non plus de succomber à l’achat injustifié ou surdimensionné.
Car ce réflexe est lourd de conséquence tant ces outils logiciels peuvent être onéreux. Au risque même de mettre le déploiement de l’analytique en péril si les sommes concernées représentent une part importante du budget disponible et qu’il ne reste pas assez pour le reste, la formation notamment.
Cette prise de risque n’est pas nécessaire et disons le nettement, il est tout à fait possible de faire avec un cartable usagé ou trop petit, au moins pour commencer.
Le message principal de ce cycle de vidéos est que l’analytique RH est avant tout une démarche structurée et, disons-le un état d’esprit.
La démarche s’apprend, se construit et se teste de préférence sur un petit projet. Il s’agit initialement de gagner confiance et de valider pas à pas les différentes étapes de cette démarche.
Quant à l’état d’esprit, nous aurons l’occasion d’y revenir, mais c’est avant tout une question de curiosité et de vigilance. La sophistication des outils n’entre pas en jeu à ce stade.
Le syndrome du cartable neuf est donc problématique pour le déploiement de l’analytique RH. Outre la ponction possiblement significative des outils logiciels sur le budget global, il surévalue le rôle de la technologie alors que précisément l’analytique RH est avant tout une histoire de professionnels qui travaillent ensemble et suivent une démarche.
L’analytique est une démarche de petit pas et pour les premiers d’entre eux il est possible de faire sans ou avec un équipement modeste.
En conclusion, pour lancer une démarche analytique RH, l’acquisition d’outils logiciels onéreux n’est pas du tout prioritaire.
Les chiffres peuvent aider (ou pas)
Plusieurs auteurs, économistes et sociologues ont brillamment démontré combien l’utilisation de stratégies chiffrées pouvait avoir des effets délétères sur la performance des organisations et la santé des employés. C’est même, soyons honnêtes, ce qui se passe souvent.
Ces auteurs témoignent de stratégies absurdes comme celle du patron qui décide d'organiser une compétition permanente entre ses salariés, indicateurs à l’appui, avec pour conséquence le sabotage du travail des collègues par une partie d’entre eux. D’autres auteurs mettent également en garde contre la doxa du pilotage désincarné par les indicateurs. Trop d’indicateurs de performance tue certainement la performance.
Nous savons aussi depuis l’école combien il est facile de se tromper avec les chiffres et comment leur utilisation peut être frustrante. Une inattention, une petite erreur, un signe erroné et tout s’effondre.
Considérons l’exemple simpliste suivant. La moyenne d’âge est un indicateur usuel dans les organisations. Cet indicateur est dangereux sans y paraître puisqu’il peut résumer incorrectement une réalité et induire en erreur. La situation présentée ci-dessous est par exemple ironique puisque la moyenne d’âge de 43 ans est correcte, mathématiquement, mais si peu évocatrice qu’elle correspond à l’effectif le plus faible dans l’organisation. Dans un tel cas, il convient de produire le graphique et non le simple résultat de la moyenne.
Les statistiques enfin sont connues pour pouvoir être manipulées. Il serait possible de faire dire n’importe quoi aux chiffres. Nous verrons que c’est faux et que la responsabilité incombe au statisticien et non à la statistique.
« Il y a 3 sortes de mensonges : les petits mensonges, les gros mensonges, et les statistiques. » Mark TWAIN
En matière d’analyse de données il ne faut donc pas faire preuve d’angélisme. Disons le très fort, la démarche statistique peut être dangereuse.
Dans analytique RH il y aussi RH !
L’intitulé « analytique RH » est vraiment intéressant.
A première vue le binôme est mal assorti. La force brute de l’analytique d’un côté et la préoccupation sociale du RH de l’autre. Le quantitatif versus le qualitatif, le chiffre vs. le verbe.
Analytique, bien-sûr, se réfère au numérique et aux mathématiques. On imagine bien les modèles, les programmes informatiques, les graphiques colorés et les tableaux remplis de chiffres.
Le RH pensera peut-être aux mauvais souvenirs des cours de math du lycée, aux bugs, aux erreurs possibles de calcul et aux risques juridiques en lien avec l’utilisation des données. Autant de raisons de combattre l’intrusion de l’analytique dans sa sphère.
Comment alors imaginer autre chose qu’une cohabitation de circonstance entre les opérationnels RH en poste, et les statisticiens ?
Les RH sont souvent peu formés à l’analyse de données. Certains déclarent même ouvertement ne pas aimer les chiffres. Cette aversion est le fruit d’idées reçues qu’il faut démonter sur l’analyse de données. Cette « culture des données » est un prérequis à un mariage heureux entre analytique et RH.
Car à y regarder de plus près les compétences quantitatives et qualitatives s’imbriquent parfaitement.
Les RH ont notamment besoin de l’analytique pour gagner du pouvoir de décision et de la reconnaissance au sein de l’organisation et son comité de direction.
Le statisticien a lui besoin des RH, pour… tout !
La construction d’un modèle statistique n’est en rien un jeu de hasard. L’idée d’une machine dans laquelle on met tout ce dont on dispose et « on verra bien ce qu’il en ressort » est farfelue.
Un modèle statistique se construit sur des hypothèses métier. Si je veux prédire les démissions par exemple, le gestionnaire RH saura proposer telle ou telle variable, dont il sait plus ou moins empiriquement qu’elle est utile, par exemple l’ancienneté du manager. Là où le statisticien ne verra qu’une variable de plus, le RH aura des représentations ajustées sur son intérêt pour l’analyse.
Mais l’apport des RH ne se limite pas à la spécification du modèle statistique, loin de là.
Cet apport est également fondamental une fois les résultats disponibles. L’interprétation des données chiffrées nécessite en effet des référentiels métiers, de l’expérience et des intuitions. Car à quoi peuvent bien servir ces indicateurs sophistiqués s’il n’y a pas de compétence pour les interpréter avec justesse ?
Ainsi il n’y a pas de fatalité dans le schéma de domination de la statistique sur les RH. Le terme « analytique RH » consacre l’union possible d’un binôme certes différencié, mais complémentaire pour relever les défis de la performance socio-économique.
En conclusion la phase de production d’un projet analytique RH nécessite deux compétences différentes : la statistique et la connaissance métier.
Marre du bilan social
Dans mon monde idéal il n’y aurait plus de bilan social. Il y aurait moins de prescriptions réglementaires sociales aussi. En revanche, il y aurait plus de statistique décisionnelle, d’analytique RH, car les ressources du pilotage seraient utilisées à ces fins utiles.
Le problème n’est pas le pilotage en lui-même. Ce dernier est naturellement justifié, et nécessaire. Oui, il est justifié et nécessaire de partager des données sociales chiffrées aux différentes parties prenantes des organisations publiques et privées. Il est important d’objectiver la situation comparée des femmes et des hommes, par exemple.
Le problème est la proportion que cette activité de pilotage a prise, à mesure que les lois sociales se sont multipliées en France. Non seulement il y a trop de demandes chiffrées sur la table des DRH mais elles sont pour la plupart trop denses.
Je me souviens de cette chargée d’étude dans une grande collectivité qui consacrait l’intégralité de son temps, chaque année, à produire le bilan social. Tout ceci pour un document de plus de cent pages, décourageant de ce simple fait, la bonne volonté de la plupart des lecteurs potentiels.
Je me souviens également de ces offres d’emploi pour des « gestionnaires absentéisme » dont le périmètre est exclusivement administratif, sans aucune prérogative sur la prévention, pourtant logiquement prioritaire.
Les risques de cette congestion du pilotage social sont multiples et non négligeables.
Le plus évident, et le plus coûteux, est de monopoliser les ressources dans des activités qui devraient être peu prioritaires au regard des enjeux stratégiques de prévention. Rappelons que le pilotage revient à dénombrer (le nombre de jours d’absence, le nombre de départs) et non à analyser (les causes des absences et des départs).
Le second risque est le renoncement inconscient. A force de se consacrer quasi exclusivement au pilotage, beaucoup de gestionnaires finissent par penser qu’il n’y a pas d’autre utilité à la statistique. J’ai rencontré de nombreux chargés d’étude RH convaincus de produire de la statistique explicative alors que les indicateurs produits n’avaient, au mieux, qu’une portée descriptive.
Le troisième risque, conséquence des deux premiers, est le plus problématique. Puisqu’il a fallu beaucoup de temps pour produire ces indicateurs de pilotage, il est tentant de vouloir les utiliser pour analyser les problématiques sociales.
Mais la plupart de ces indicateurs de pilotage n’ont pour seul intérêt que celui de savoir « où on en est ». Ils permettent de faire un état des lieux, de suivre une évolution éventuellement et bien sûr de communiquer. L’analyse des causes nécessite d’autres outils et confondre ces deux usages est revient à prendre le risque de se tromper.
Le bilan social par exemple peut indiquer que le taux d’absentéisme des séniors est deux fois supérieur à celui des juniors. « Le taux d’absentéisme des séniors est le double de celui des juniors » serait dans ce cas précis un fait statistique. En déduire que les séniors sont plus absents que les juniors serait cependant une erreur de raisonnement. Car la variable de l’âge est généralement un déterminant médiocre de l’absentéisme. Si le taux d’absentéisme des séniors est supérieur à celui des juniors ce n’est bien souvent pas tant en raison de l’âge que de l’ancienneté dans des postes pénibles, ce qu’il faudrait et serait d’ailleurs possible de démontrer avec l’analytique RH.
Après avoir sué pour produire des indicateurs de pilotage, dont nous avons vu qu’ils sont nombreux, le gestionnaire peut être tenté de les utiliser pour de l’analyse selon le principe « parce qu’ils sont là, autant les utiliser ».
C’est une erreur, à chaque indicateur son usage et en la matière le description et l’explication des phénomènes sont deux choses très différentes et à ne pas confondre.